Le travail invisible. Enquête sur une disparition

la finance pour tous

Le travail invisible  Enquete sur une disparition François Bourin Editeur2013254 pages

Le cauchemar de Karl Marx devenu réalité

L’essai de Pierre-Yves Gomez professeur de stratégie à l’EM Lyon, directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises traite du système économique actuel dominé depuis une trentaine d’années par ce qu’il est convenu d’appeler la financiarisation de l’économie.

Le livre, qui mêle analyses et expériences personnelles, n’est pas un ouvrage de vulgarisation. Il s’adresse néanmoins à un assez large public. Son originalité est double : d’une part il souligne que la financiarisation de l’économie a une base sociale très large. D’autre part il cherche à analyser l’impact de la financiarisation sur l’économie réelle et explore tout particulièrement ce que devient concrètement le travail dans ce monde financiarisé.

Pour Pierre-Yves Gomez, la financiarisation de l’économie ne repose pas seulement sur le pouvoir d’une oligarchie mais sur une demande de rente quasi généralisée à toutes les couches sociales et qui s’enracinent dans le besoin de sécurité. « La crainte du lendemain, les risques liés à la perte du travail ou au déclin de nos capacités physiques ou intellectuelles, aux aléas de la vie, nous poussent à espérer un revenu économique stable, indépendamment de notre activité, qui nous soit garanti, même si nous devenions fragiles : un revenu assuré si on devient chômeur, une retraite l’âge venu, une petite rente qui beurre les épinards en cas de coup dur ». Vivre ou pouvoir vivre de rentes est donc devenu une aspiration générale. Elle est à l’origine de l’épargne de masse des fonds de pension ou de l’assurance vie et de leur orientation vers les marchés financiers à partir de la rupture des années 1970. C’est ce que l’auteur appelle le cauchemar de Marx : la domination de l’esprit de rente, c’est-à-dire l’idée devenue dominante que le capital produit du revenu, en fonction de ses propriétés, et non à partir du travail.

La spéculation sur les marchés financiers, explique l’auteur, est souvent présentée comme la cause de la crise, alors qu’elle est la conséquence de l’esprit de rente. Selon lui la racine des problèmes réside dans le fait que les entreprises ne sont plus gérées qu’au travers d’abstractions comme les ratios et les tableaux d’indicateurs. Les décideurs ont perdu de vue la réalité concrète du travail « qu’on assimile à sa contribution au profit ». Le travail réel devenu invisible est sous-évalué et altéré dans sa substance … « au point de détruire finalement, même la valeur économique qu’il produit ».

Les trois dimensions du travail

Pierre-Yves Gomez consacre plusieurs chapitres stimulants à cette analyse. Il puise ses réflexions auprès de deux grandes penseuses de la question du travail, que furent les philosophes Hanna Arendt et Simone Weil. Entre les deux il choisit Simone Weil qui mise sur la revalorisation et la libération du travail plutôt que sur la liberté en dehors du travail, celui-ci étant condamné à être un asservissement. Selon lui, le travail réel – à la fois pénible et enrichissant – a trois dimensions : une dimension subjective parce que, quel qu’il soit, le travail est effectué par quelqu’un ; une dimension objective parce qu’il débouche sur la production de quelque chose et une dimension collective parce qu’on travaille toujours avec d’autres et/ou pour d’autres que soi. Dans le cadre de la financiarisation, explique Pierre –Yves Gomez, il y a hypertrophie de la performance et donc du travail objectif et altération et sous-valorisation des deux autres dimensions du travail. L’auteur, qui n’y va pas de main morte, affirme que « les managers des entreprises financiarisées ont exploité le travail aussi mal que le firent, en leur temps, les planificateurs soviétiques, trompés, comme eux, par leur outillage normatif ». Sans surprise, il plaide dans les chapitres conclusifs pour une économie du travail vivant et dresse quelques pistes pour une mutation des entreprises afin qu’elles soient « remises au service du travail humain ».

Mais comment réduire la demande de masse de pouvoir vivre sans travailler quand on est malade, au chômage ou à la retraite qui est à la base de la financiarisation ? Selon Pierre-Yves Gomez, il s’agit d’une promesse illusoire et l’urgence serait de se concentrer « sur les solidarités à l’égard des plus vulnérables ». Le lecteur reste un peu sur sa faim : on ne voit pas bien en quoi cela réduirait pour les autres le besoin de financer leur retraite ou leur risque santé ou chômage.

 

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