De la société industrielle à la société digitale

la finance pour tous

Daniel Cohen, économiste et directeur du département d’économie de l’Ecole normale supérieur, était l’invité de l’Agence française de développement (AFD), le 14 mai, pour ses recherches sur l’évolution des économies occidentales et leur avenir qu’il aborde dans son ouvrage Il faut dire que les temps ont changé, sorti l’été dernier.

Il faut dire que les temps ont changé…

D’après Daniel Cohen, moins de 5 % des Français·es manifesteraient un désir d’avenir. Or les évolutions technologiques, économiques et sociales semblent nous amener vers un futur qui n’aura plus rien à voir avec la société industrielle qui a connu son pic durant les années 1950-1960. En effet, l’économiste associe à cette période une « croissance forte et inclusive », c’est-à-dire lorsque « tous les étages de la société connaissaient une augmentation de revenus », une époque à laquelle « les chefs [d’entreprise] ne se seraient pas permis de s’augmenter sans augmenter leurs salariés ».

Il indique que, selon l’OCDE, aujourd’hui, un individu se situant dans le premier décile en termes de revenus, n’atteindra le revenu moyen qu’au terme de six générations (180 ans). Au contraire, durant les Trente Glorieuses, les revenus doublaient tous les 15 ans. Pour autant, il y a un paradoxe historique puisque la jeunesse était critique à l’égard de cette période (les manifestations de mai 68 notamment) alors qu’elle est plutôt perçue comme un « âge d’or » aujourd’hui.

Daniel Cohen associe aux années 1960 un espoir de la population, que lorsque tous les ménages seraient équipés de tous les appareils technologiques produits (voitures, télévision, électroménager…), la société pourrait alors se délivrer du travail et du capitalisme. Mais cet espoir s’est révélé faux, qui plus est avec les crises des années 1970, puis avec la « révolution conservatrice » des années 1980 (avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan), le « démantèlement de l’ancienne organisation du travail » (moins de hiérarchie, plus de sous-traitance et de délocalisations) et « l’affaiblissement de l’Etat-providence ».

… De nos jours, c’est chacun pour soi

« Les classes populaires se sont senties trahies par la gauche [dans les années 1960] et la droite [dans les années 1980] », ce qui a entrainé l’essor des « forces anti-système ». Encore présentes aujourd’hui, elles correspondent, selon Daniel Cohen, aux partis de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon puisqu’ils offrent une alternative aux déceptions politiques passées. Toutefois, ces alternatives situées aux deux extrêmes de l’échiquier politique n’ont que peu de chance de s’allier (Daniel Cohen aborde brièvement l’actuelle coalition italienne et ses dysfonctionnements).

Pour dissocier les électeur·rice·s très à gauche de ceux très à droite, il utilise un indicateur : la confiance interpersonnelle, c’est-à-dire, la confiance accordée à une personne que l’on rencontre pour la première fois. Alors que les électeur·rice·s de La France Insoumise sont les plus confiant·e·s, ceux·elles du Rassemblement National sont en berne, en proie à ce que Daniel Cohen appelle la « désocialisation », « une pathologie du monde moderne ».

La société de demain

Une économie privée de croissance

En 1948, lorsque Jean Fourastié publie Le Grand espoir du XXe siècle, il établit l’histoire humaine en trois phases distinctes (assez prémonitoires) : les êtres humains ont travaillé la terre, ils travaillent la matière (prédominance industrielle), puis ils travailleront sur eux-mêmes, s’occuperont les un·e·s des autres, faisant référence à la société de services actuelle, résume Daniel Cohen. Le problème de cette troisième phase réside dans l’incapacité de produire de la croissance et donc l’avènement de l’état stationnaire de l’économie de John Stuart Mill, économiste britannique du XIXe siècle.

Une société sans croissance ? La question se pose au regard du paradoxe d’Easterlin qui indique que, sur le long terme, il n’y aurait pas de lien entre le taux de croissance du PIB par habitant·e et leur bien-être.

Deux « prix Nobel », Angus Deaton (2015) et Daniel Kahneman (2002), ont d’ailleurs évalué qu’à partir de 75 000 dollars par an, une augmentation des revenus n’a pas d’impact sur le « bien-être émotionnel »

Une économie des données

Les nouvelles technologies nous font passer dans une « société algorythmique », où les êtres humains sont transformés en informations, en systèmes de données pouvant être aidés ou soignés par des machines. C’est ce que Daniel Cohen nomme la « déshumanisation de  la société de services » puisqu’il devient aisé de « faire plus avec moins » lorsque les consommateur·rice·s sont traités en systèmes d’informations, comme le fait Netflix, par exemple, en exploitant les données de ses utilisateur·rice·s.

Mais quid du chômage alors ? Deux scénarios sont probables, selon l’économiste :

  • Scénario A : le monde devient encore plus inégalitaire qu’il ne l’est déjà et seuls les plus riches pourront s’offrir des services réalisés par des personnes tandis que les autres seront pauvres, au chômage et ne seront traités que par des algorithmes ;
  • Scénario B : les technologies et les individus parviennent à se compléter et à travailler main dans la main.

Historiquement, nous dit Daniel Cohen, le scénario B a été privilégié : les inventions se sont produites à l’intérieur des entreprises afin d’améliorer la productivité. Toutefois, ce qui advient aujourd’hui, c’est « l’application tueuse qui se substitue à tout le reste », comme dans le scénario A. L’économiste pense que les sociétés peuvent choisir le meilleur scénario, à savoir le B. Mais il est pour l’instant pessimiste puisque les institutions ne se mobilisent pas pour inciter à la complémentarité et ont plutôt tendance à favoriser l’efficacité et la baisse des coûts (par le remplacement des travailleur·euse·s aux tâches répétitives).