Le Capital au XXIe siècle

la finance pour tous

Seuil, 2013, 970 pages

Le nouveau livre de Thomas Piketty, directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’École d’économie de Paris, traite de la répartition des richesses et des inégalités économiques. Les trois quarts de ce gros ouvrage sont consacrés à étudier l’histoire des patrimoines, du capital et de la répartition des revenus depuis le XVIIe siècle et la révolution industrielle. Il repose sur un travail statistique considérable conduit par l’auteur en collaboration avec de nombreux chercheurs.

Mais il fait aussi feu d’autres bois et les incursions dans la littérature, chez Balzac ou chez Jane Austen ne sont pas les moins intéressantes et les moins instructives. Il faut évidemment prendre son souffle et son temps pour lire quelque 950 pages consacrées à un sujet somme toute assez austère. Mais le livre est néanmoins destiné à un large public. Il est rarement fastidieux, souvent passionnant. Il contient une mine d’informations principalement sur la France et sur les Etats-Unis, mais également sur le Royaume Uni, l’Allemagne, la Suède avec même des repères utiles sur les pays émergents.

Une concentration inexorable des patrimoines et des revenus ?

L’enjeu est posé dès la première page : il s’agit de savoir si la dynamique du capitalisme « conduit inévitablement à une concentration toujours plus forte de la richesse et du pouvoir en quelques mains comme l’a cru Marx au XIXe siècle ? Ou bien les forces équilibrantes de la croissance, de la concurrence, et du progrès technique conduisent-elles spontanément à une réduction des inégalités et à une harmonieuse stabilisation dans les phases avancées du développement, comme l’a pensé Kuznets* XXe siècle ». Les données produites par Thomas Piketty penchent clairement du côté de la tendance à la concentration des patrimoines et des revenus. Un rééquilibrage a eu lieu au XXe siècle. Il est le résultat des destructions de patrimoine des deux guerres mondiales, des nationalisations et des institutions sociales de l’après-guerre qui ont réduit l’accumulation du patrimoine privé et favorisé une croissance forte plus proche de celle du rendement du capital. Mais depuis les années 1970 le mouvement s’est inversé, retrouvant la dynamique historique fondamentale du système. A tel point qu’actuellement, au début des années 2010, la totalité de ce que possèdent les Français en patrimoine mobilier, financier est de l’ordre de six à sept années de revenu national, soit le niveau de la « belle époque »au début du XXe siècle, alors qu’en 1950 ou 1960, on en était à deux ou trois années. La rémunération de ce capital croissant pèse négativement sur la part du revenu qui rémunère le travail. Les inégalités de patrimoine, plus élevées que celles des revenus, s’accroissent avec l’héritage ; mais aussi parce que plus on est riche, plus on peut accumuler par l’épargne et plus on peut obtenir des rendements élevés sur son patrimoine.

Des différences entre les Etats 

Bien entendu les différences sont sensibles d’un siècle à l’autre et entre les pays. La terre et la dette publique comptent moins aujourd’hui que le capital industriel et financier et le patrimoine immobilier. Une classe moyenne patrimoniale a émergé dans tous les pays riches depuis le milieu du siècle dernier. Au XIXe siècle, la concentration des patrimoines aux USA était moins forte qu’en Europe. Elle est maintenant plus élevée ainsi que les inégalités de salaires avec l’émergence de rémunérations extrêmement élevées, notamment parmi les cadres dirigeants des grandes entreprises et de la finance.

Et pour l’avenir on doit s’attendre, si on n’agit pas, à la poursuite de la concentration des patrimoines et des revenus générant des inégalités économiques socialement de plus en plus insupportables et contraires à l’idéal démocratique. En effet le mécanisme central qui produit la concentration des richesses est que le rendement du capital privé (constitué par les intérêts, les dividendes, les plus-values, les loyers) tend à être continuellement et significativement plus élevé que la croissance du revenu global, même déduction faite des impôts. Or selon Thomas Piketty, pour les décennies à venir, la croissance dans les pays riches sera au mieux de 1% par an et par habitant ce qui selon lui ne serait pas si mal, alors que les rendements du capital tendent, au moins depuis les années 1970, à être de 4 % voire plus pour les très gros patrimoines. Si cette tendance se poursuit la concentration des richesses va devenir insoutenable.

Mécanismes correcteurs

La 4ème partie du livre traite des remèdes.

Selon l’auteur il est inutile d’attendre que le fonctionnement des marchés corrige ces évolutions. Mais des mécanismes correcteurs sont indispensables. Le plus raisonnable, si l’on veut éviter les risques des replis sociaux et nationaux brutaux serait de miser sur les réformes fiscales. D’une part par le retour à une imposition substantielle des hauts revenus et d’autre part par la mise en place d’un impôt progressif annuel sur le capital. Une mesure à mettre en œuvre, sinon au niveau mondial, du moins au minimum au niveau européen.

Trois types de critiques

Si les apports et la qualité du travail de Thomas Piketty sont salués, sauf exception, (Nicolas Baverez traite le travail de Thomas Piketty de « Marxisme de sous- préfecture »), trois types de critiques d’horizons très différents lui sont néanmoins adressées.

1 Les économistes libéraux ne veulent pas admettre que l’économie de marché capitaliste puisse produire une telle tendance à la concentration des richesses. Selon Nicolas Baverez « le capital, dans une économie de marché, n’a pas pour fonction première de fabriquer des riches, mais de financer l’investissement qui incorpore le progrès des technologies et des connaissances ». Et selon Jean-Marc Daniel, « En théorie économique, si le capital rapporte tant, c’est-à-dire si son prix est si élevé, c’est qu’il est relativement rare…Si on laisse son volume augmenter du fait du libre jeu du marché, son rendement baissera, la tendance à son augmentation et sa concentration se corrigeront ». Les remèdes fiscaux préconisés par Thomas Piketty seraient donc dangereux.

2 Un deuxième type de critique formulé par exemple par Emmanuel Todd porte sur le caractère irréaliste de la mise en place d’une fiscalité sur le capital à l’échelle mondiale et même au niveau européen alors que la compétition fiscale ne cesse pas d’y faire rage.

3 Un troisième type de critique formulé aussi bien par l’économiste d’inspiration marxiste François Chesnay que par Nicolas Baverez reproche à Thomas Piketty de traiter la dynamique du capitalisme uniquement du point de vue de la répartition et non du point de vue de la production. Pour le premier, cela conduit Thomas Piketty à ne pas aborder des sujets comme « la concentration, l’internationalisation de la production ou la mise en concurrence mondialisée des travailleurs qui sont le substrat du rendement du capital ». Et pour le second cela fragilise son hypothèse d’une croissance durablement faible dans les pays riches.

* Simon Kuznets est un économiste américain d’origine russe, l’un des pères des comptabilités nationales après la 2ème guerre mondiale, prix Nobel en 1971.

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