Vibecession aux États-Unis : quand indicateurs économiques et ressenti ne collent pas

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L’économie américaine présente actuellement un paradoxe fascinant. Alors que les indicateurs économiques traditionnels affichent une santé robuste, les Américains expriment un pessimisme marqué quant à leur situation économique. Ce décalage entre perception et réalité a conduit l’économiste Paul Krugman, prix Nobel d’économie, à populariser un terme évocateur : la « vibecession ».

La vibecession, contraction de vibe (ambiance, ressenti) et recession (récession économique) désigne une situation où l’économie semble aller bien sur le papier, mais où le moral des ménages reste au plus bas.

Économie américaine : des chiffres plutôt rassurants

En octobre 2024, à la veille de l’élection présidentielle américaine, l’économie des États-Unis affichait des performances qui auraient dû rassurer. Le taux de chômage s’établissait à 4,1 %, un niveau historiquement bas, tandis que l’inflation était redescendue à 2,6 %, très proche de l’objectif de la Réserve fédérale. Ces chiffres contrastent fortement avec les prévisions pessimistes formulées deux ans plus tôt par de nombreux économistes, dont Larry Summers, qui estimait qu’il faudrait plusieurs années de chômage élevé pour juguler une inflation alors proche de 9 %.

Plus révélateur encore, les salaires réels des Américains de la classe moyenne dépassent en 2024 la tendance qu’ils suivaient avant la pandémie de Covid-19. Le salaire réel, c’est-à-dire le salaire ajusté de l’inflation, mesure le véritable pouvoir d’achat.

Si l’inflation est de 5% et que votre salaire augmente de 5%, votre salaire réel reste constant : vous pouvez acheter autant qu’auparavant.

Or, contrairement à une idée répandue, les salaires réels de la classe moyenne américaine ont non seulement rattrapé l’inflation, mais dépassent leur trajectoire d’avant-crise.

Cette réalité statistique s’est pourtant heurtée à un mur de scepticisme dans l’opinion publique. Les Américains continuent de se dire préoccupés par leur situation économique, malgré des fondamentaux qui, par le passé, auraient généré un sentiment de confiance.

Indice de confiance des consommateurs américains

Depuis la crise sanitaire, la confiance des consommateurs américains dans l’économie a chuté, et s’est jamais vraiment remise. Fin 2025, elle atteint presque son plus bas historique.

Le poids du facteur partisan

Paul Krugman identifie plusieurs explications à ce divorce entre réalité économique et perception.

La première tient au phénomène de partisanerie politique. Les enquêtes de confiance économique révèlent que l’appréciation qu’ont les citoyens de l’économie dépend fortement de l’appartenance politique du gouvernement au pouvoir. Sous l’administration Biden, les électeurs démocrates se montraient plus optimistes que les républicains sur l’état de l’économie. L’économiste s’attendait donc logiquement à ce que l’élection de Donald Trump inverse cette dynamique : les républicains devenant plus confiants, les démocrates plus pessimistes.

Pourtant, la vibecession s’est intensifiée après l’élection de Trump. Ce phénomène inattendu suggère que d’autres facteurs, au-delà de la simple couleur politique de l’administration, expliquent le moral morose des Américains.

Le rôle des médias dans la perception économique

Krugman fait également l’hypothèse de l’effet du traitement médiatique de l’économie. Selon lui, les médias n’auraient pas suffisamment relayé les bonnes nouvelles économiques, notamment la progression des salaires réels. Cette couverture médiatique déséquilibrée aurait contribué à ancrer dans l’esprit du public l’idée que l’économie allait mal, alors même que les données objectives racontaient une histoire différente.

Cependant, en comparant des indicateurs de sentiment médiatique et de sentiment des consommateurs, il apparait que ceux-ci suivent des dynamiques très différentes. En particulier, l’effondrement du moral des ménages américains ne semble pas spécialement influencé par des articles ou des reportages économiques moribonds. Il y donc d’autres causes pour expliquer ce scepticisme.

L’incertitude au cœur des problèmes

Krugman identifie l’incertitude généralisée comme un élément central de la vibecession actuelle.

Le retour de Donald Trump à la présidence s’accompagne d’un programme économique marqué par les revirements et les annonces contradictoires, notamment en matière de politique commerciale avec la menace de droits de douane massifs. Cette imprévisibilité plonge les ménages, les entreprises et les investisseurs dans ce que les économistes appellent une « incertitude knightienne » : une situation où les acteurs économiques ne peuvent même pas imaginer les états futurs du monde, et encore moins leur attribuer des probabilités.

Face à cette incertitude fondamentale, le comportement économique rationnel consiste à attendre. Les entreprises reportent leurs décisions d’investissement et de recrutement, les ménages différent leurs achats importants.

Cet attentisme généralisé se traduit par un « gel » du marché du travail : si le taux de chômage reste relativement bas, le taux d’embauche s’est effondré depuis 2024. Les travailleurs en poste conservent leur emploi, mais ceux qui cherchent un travail, notamment les jeunes diplômés entrant sur le marché, peinent à en trouver.

Cette configuration inhabituelle d’un chômage contenu mais d’embauches atones constitue une nouveauté dans le paysage économique américain. Historiquement, ces deux indicateurs évoluaient de concert. Leur découplage actuel témoigne d’une paralysie partielle de l’économie, où l’activité se maintient mais où la dynamique s’essouffle.

Une inflation qui résiste, surtout dans la tête

Paradoxalement, alors que l’économie montre des signes de ralentissement, l’inflation demeure relativement élevée. Cette « rigidité » des prix interpelle. Il est notamment possible que les effets des droits de douanes annoncés par l’administration infusent petit à petit dans l’économie, provoquant donc une inflation « de fond ».

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Surtout, même si l’inflation ralentie, il est possible que ce ne soit pas ce qui importe pour le consommateur américain. Plutôt que de simplement observer cette stabilisation des prix, le consommateur peut privilégier une approche de plus long-terme : sur ces dernières années, les prix ont bien augmenté, et ne sont certainement pas revenus à un niveau psychologiquement raisonnable.

Deux facteurs aggravants peuvent être soulignés :

  • Le consommateur américain s’est habitué, pendant plusieurs décennies, à une inflation très faible. Le choc post-covid a donc été très puissant psychologiquement.
  • Donald Trump, durant sa campagne, a explicitement promis une baisse des prix, et non simplement une stabilisation. Il y a donc un réel écart entre les perspectives et la réalité, surtout chez les partisans républicains.

Comment sortir de la vibecession ?

Pour Paul Krugman, un gouvernement qui communiquerait de manière transparente sur la situation économique réelle, et qui mettrait en œuvre des politiques cohérentes et prévisibles pourrait, selon lui, restaurer la confiance et réaligner les sentiments avec la réalité économique.

Cette recommandation, teintée d’une certaine naïveté assumée, souligne néanmoins un point essentiel : la vibecession n’est pas seulement un problème économique, c’est aussi un problème de gouvernance et de communication politique.

Tant que l’incertitude règnera sur les orientations futures, tant que les revirements politiques seront la norme, et tant que la réalité économique sera occultée ou déformée dans le débat public, le fossé entre indicateurs et perceptions risque de perdurer.

Le phénomène de vibecession illustre finalement une leçon importante : en économie, la perception compte autant que la réalité objective.

Les décisions économiques des ménages et des entreprises se fondent sur leurs anticipations et leurs ressentis, pas sur les statistiques publiées par les instituts officiels. Lorsque ce ressenti se dégrade durablement, même dans un contexte de bons indicateurs, les conséquences réelles ne tardent pas à se manifester : gel des embauches, report des investissements, frilosité de la consommation. L’économie américaine se trouve à un point de bascule où la prophétie auto-réalisatrice pourrait bien transformer le pessimisme en réalité tangible.