IA : y-a-t-il une bulle de l’intelligence artificielle ?

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Depuis le lancement public de ChatGPT fin 2022, le monde économique semble n’avoir d’yeux que pour l’intelligence artificielle. Les marchés boursiers s’envolent, portés par une poignée d’entreprises technologiques dont les valorisations atteignent des sommets. 

Face à cet enthousiasme généralisé, une question commence à se poser avec insistance dans les milieux académiques et financiers : sommes-nous en train de connaitre une nouvelle bulle spéculative, ou assistons-nous à une transformation structurelle de l’économie réelle ?

Qu’est-ce qu’une bulle financière ?

En économie, une bulle se définit généralement comme une situation où le prix d’un actif s’écarte de manière significative et durable de sa valeur fondamentale.

La valeur fondamentale d’un actif est définie comme la somme des flux futurs (actualisés) qu’il permet d’acquérir. Par exemple, la valeur fondamentale d’une action est la somme des dividendes anticipés, ainsi que sa valeur de revente. En économie, la valeur fondamentale est considérée comme la valeur « juste », de laquelle le prix courant ne doit pas s’éloigner.

L’économiste Charles Kindleberger, dans ses travaux sur l’histoire des crises financières, a bien décrit la psychologie de ces épisodes : l’euphorie s’empare des investisseurs qui craignent de manquer une opportunité, ce qui alimente une prophétie autoréalisatrice de hausse des prix. En effet, en achetant, les acteurs font monter les prix, ce qui valident leurs anticipations. Robert Shiller, prix Nobel d’économie, a popularisé le terme d’« exubérance irrationnelle » pour décrire ces comportements moutonniers déconnectés de la réalité économique.

Toutefois, toutes les bulles ne relèvent pas nécessairement de la folie collective. L’économiste Olivier Blanchard a théorisé le concept de « bulles rationnelles ». Les investisseurs peuvent être conscients que l’actif est surévalué, mais continuent d’acheter en pariant sur le fait que la bulle va continuer de grossir encore un peu avant d’éclater, leur permettant de réaliser une plus-value à court terme. Ce jeu dangereux pourrait sembler, d’une certaine manière, caractériser le marché actuel des technologies.

Bulle financière : l’impossible équation de la détection

Le propre d’une bulle, c’est qu’elle est extrêmement difficile, voire impossible, à identifier avec certitude avant qu’elle n’éclate. En effet, si la présence d’une bulle était évidente pour tous, les investisseurs vendraient immédiatement l’actif, provoquant une correction instantanée des prix. L’incertitude est donc inhérente au concept de bulle.

Dans le cas de l’intelligence artificielle, la difficulté de détection est accrue par la promesse de gains de productivité bien réels. Contrairement à des bulles « pures », comme la spéculation sur les tulipes au XVIIe siècle, l’IA repose sur une technologie qui a le potentiel de transformer les méthodes de production, la santé, ou encore les services.

Les investisseurs doivent donc trancher entre deux scénarios :

  • soit les valorisations actuelles anticipent correctement des profits futurs gigantesques,
  • soit elles ne sont que le reflet d’un engouement passager financé par un excès de liquidités.

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IA : des financements circulaires inquiétants

Un nouveau phénomène inquiétant dans la sphère IA commence cependant à alarmer certains observateurs : la circularité des investissements.

On observe aujourd’hui que certaines grandes entreprises technologiques (Open AI, Oracle, Mistral) ou fabricants de puces (Nvidia en particulier) investissent massivement dans des start-ups d’IA. Or, ces mêmes start-ups utilisent une grande partie de ces fonds pour… acheter les puces ou les services de ces mêmes investisseurs.

Circuit de financement de Nvidia et OpenIA

Ce mécanisme crée une boucle de revenus qui peut sembler vertueuse à court terme, mais qui risque de fausser la perception de la demande réelle.

Le chiffre d’affaires des fournisseurs d’infrastructures est ainsi gonflé par leur propre argent injecté dans l’écosystème. Cette interconnexion financière complexe rappelle, dans une moindre mesure, certaines structures fragiles observées lors de crises passées, où la croissance reposait sur un effet de levier et des participations croisées plutôt que sur une demande finale organique.

Le spectre de la bulle Internet

La comparaison qui revient le plus souvent est celle de la bulle Internet (dite « dotcom ») de la fin des années 1990. À l’époque, l’ajout d’un simple suffixe « .com » au nom d’une entreprise suffisait à faire flamber son cours de bourse, souvent sans le moindre chiffre d’affaires.

Il existe des similarités indéniables avec la situation actuelle : une technologie de rupture, une concentration des investissements sur un secteur unique et un discours affirmant que « cette fois, c’est différent ».

Cependant, des différences majeures subsistent.

Contrairement aux start-ups de l’an 2000 qui brûlaient du cash sans modèle économique viable, les leaders actuels de l’IA sont des entreprises immenses extrêmement rentables, disposant de trésoreries colossales et de positions dominantes établies. De plus, là où l’Internet de 1999 peinait parfois à démontrer son utilité immédiate pour la productivité des entreprises en raison de la lenteur des débits, l’IA générative offre des applications concrètes et rapidement déployables.

Néanmoins, la question de la rentabilité des investissements massifs en infrastructures (les data centers et les puces électroniques) reste entière : les revenus générés par l’IA suffiront-ils à justifier les centaines de milliards de dollars dépensés ?

Un cas de cycle Schumpetérien ?

Il est donc tout à fait possible qu’une partie des investissements et des valorisations en cours dans la sphère IA soient insoutenables.

Cependant, une hypothèse optimiste et régulièrement défendue est celle d’une « bulle schumpétérienne ». Joseph Schumpeter décrivait comment les innovations majeures s’accompagnent de vagues de « destruction créatrice ». Dans cette optique, l’afflux massif de capitaux conduit à des excès et à la disparition de nombreux acteurs, mais reste nécessaire pour financer l’infrastructure technologique de demain. C’est ce qui s’est passé avec le chemin de fer ou Internet : des investissements massifs ont eu lieu, la bulle a éclaté, les investisseurs ont perdu de l’argent, mais les infrastructures sont restées et ont profité à toute l’économie.

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En prenant des pincettes, on pourrait alors conclure, à la question de l’existence d’une bulle IA : « c’est bien possible, mais est-ce si grave ? ».

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